#1 Le cynisme
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En 1978, le succès du film Préparez-vous mouchoirs mènera Bertrand Blier jusqu’aux États-unis, où il gagnera un Oscar. Par la suite, cela ne l’empêchera pas de faire face à des producteurs frileux face à son nouveau projet, jugé trop décalé. Buffet froid comporte pourtant un casting d’exception. Les efforts de Bertrand Blier paieront, puisque le film verra le jour en 1979. Néanmoins, il ne sera pas accueilli chaudement. En effet, ce long métrage s’avère comme l’un de ses plus grands échecs commerciaux. C’est sans compter une reconnaissance grandissante par la suite.
L’histoire débute dans une station de métro déserte. Deux protagonistes attendent patiemment sur le quai. Alphonse Tram, interprété par Gérard Depardieu, entame une conversation notamment au sujet de sa routine de chômeur. Rapidement, le dialogue atteint l’absurdité et le cynisme, lorsqu’Alphonse évoque l’éventualité de tuer de sang froid son interlocuteur. Ce dernier prend peur et saute dans le métro. Au cours de la scène suivante, Alphonse avance, lancinant, dans le couloir du métro et remarque un homme allongé au sol. Il s’agit de son précédent interlocuteur, un couteau planté dans le ventre. Il se rend compte avec effarement qu’il lui appartient. Résigné, la victime attend son dernier souffle sans évoquer un certain fatalisme. « C’est juste un mauvais moment à passer », exprime le personnage de Michel Serrault. Finalement, Alphonse récupère son couteau et rentre chez lui, dans une tour de logement moderne. Sa femme s’affaire dans la cuisine et dresse la table. Il lui explique cette anecdote qu’il vient de vivre et le tracasse. Le lendemain soir, sa femme tarde à rentrer. Alphonse s’inquiète et demande de l’aide à son voisin, inspecteur de police. Suite à un appel à son commissariat, il lui apprend que sa femme est décédée suite à une agression. Ils se rendent sur la scène du crime pour identifier le corps. De retour chez lui, Alphonse reçoit la visite d’un homme, qui se présente comme l’assassin de sa femme. Naturellement, ils en viennent à boire un verre en compagnie de l’inspecteur de police. La suite des évènements est faite d’actions tout aussi loufoque et absurde, qui résulte à de nouvelles victimes.
Tout au long du film, un grand nombre de victimes est à recenser. Une telle déflagration et le flegme avec lequel les protagonistes parlent de la mort, rend la thématique légère, voire futile. On peut imaginer qu’aux yeux du cinéaste, la mort est après tout une étape à laquelle nous allons tous faire face et qui fait partie de la vie de tous les jours. Ce sujet se retrouve dans la filmographie de Blier. Son long-métrage nommé Le bruit des glaçons (2010), avec Jean Dujardin, raconte les jours difficiles d’un homme malade. Retranché dans sa maison secondaire, il se retrouve littéralement face à son cancer, puisqu’il est ici incarné en la personne d’Albert Dupontel. Étonnament, ils connaîtrons d’ailleurs des moments de complicité. Selon les dires du réalisateur, Buffet froid s’agit avant tout d’« un film sur la trouille. » (3) Il cherche à dépeindre la nature humaine et les différentes pulsions auxquelles nous sommes soumis. Les protagonistes semblent souvent être totalement dénués d’empathie, comme lors de l’annonce de la mort de la femme d’Alphonse. Ce dernier passe rapidement à autre chose et ne voit aucun inconvénient à boire un verre avec son assassin. Les personnages ont l’air d’être le fruit d’une « société malade et décadente » (6), où les hommes semblent autant avoir peur des autres que d’eux-mêmes. Les restrictions et la présence de l’autorité publique est omniprésente, comme on peut le constater avec une descente de police dans l’immeuble d’Alphonse. Cet évènement compte beaucoup trop de policiers comparé au coupable présumé qui se trouve être un seul homme inoffensif, violoniste de formation. Ce carcan trop serré ne semble ne leur laisser que deux solutions : céder aux sirènes de la violence ou bien mourir. Les décors sont un moyen d’accentuer l’effet où l’homme ne semble jamais être tout à fait à sa place. Tout paraît en décalage ou inconfortable.
Le film se divise en deux temps par un changement radical de décor. La première partie a lieu dans un urbanisme sur dalle, symptomatique de la reconstruction française d’après-guerre. En effet, le tournage a eu lieu à Créteil et La Défense, un quartier d’affaires. Ces lieux dépeignent la banlieue parisienne des années 70. Cet environnement fait également partie d’autres de ces films comme le décrié Les valseuses (1967). Ces décors urbains sont entièrement déserts, ce qui les rend d’autant plus surréalistes et déshumanisés. Par ailleurs, deux tissus urbains semblent se confronter : les grands ensembles et la zone pavillonnaire. Cette dualité représente l’urbanisme de banlieue à l’époque. Entre eux, seulement des « terrains vagues » et des « rues désertes », comme disent les personnages au cours du film. Comme une image figée de l’état d’urbanisation de la banlieue parisienne à cette période. Des grands ensembles d’habitations projetés en périphérie au milieu des champs, connaissant nombres d’espaces délaissés aux alentours, qui seront peu à peu comblé par l’urbanisation. Blier avoue une référence tout droit issue du cinéma américain, par une omniprésence du béton des bâtiments ou des bretelles d’autoroute (4). Dans un second temps, les protagonistes décident de se mettre au vert en se rendant à la campagne et notamment dans le département de l’Isère, peu connu pour sa densité démographique (2). Malgré ce changement d’air et un décor champêtre, les personnages, hormis Alphonse, ne font que se plaindre. Ils ne s’adaptent pas du tout à la vie de campagne. « C’est pas nous qui sommes chiants. C’est la nature qui est chiante. » se complaint le personnage de Bernard Blier. Cette idée renforce le sentiment d’une société inadaptée à son propre environnement, tant elle s’est perdue dans ses excès. D’autre part, la caméra est parfois placée légèrement derrière les arbres. Ce qui nous laisse croire que les trois amis sont épiés et renforce le sentiment d’inquiétude de l’inspecteur. Nous pouvons d’ailleurs noter que la première partie a lieu exclusivement la nuit et majoritairement en intérieur, contrairement à la suite. Ce qui marque d’autant plus le changement de lieu.
Alphonse habite un immeuble flambant neuf qui malheureusement ne compte que trois occupants (leur couple et l’inspecteur de police). Leur appartement présente des rapports aux espaces novateurs. En effet, la chambre donne directement et pleinement sur le salon, grâce à un mur-rideau en accordéon. De plus, la cuisine est ouverte sur le salon. L’absence de salle à manger est substituée à un coin repas, aménagé à côté de la cuisine. Les pièces traditionnellement segmentées des logements français sont ici fusionnées. Salon, salle à manger, cuisine, chambre ne forme qu’un. Sans avoir les dimensions d’un studio, cet appartement est tout aussi optimisé. Quant au mobilier, il semble quasiment absent et dépareillé, sans doute pour exprimer un emménagement récent. Comme le montre la malle de voyage d’un autre temps disposée dans la chambre. On comprend que certains meubles proviennent d’anciens logements au style rustique (armoire de la chambre, des tabourets en formica), et qui ne sont pas adaptés aux proportions de ce logement moderne (table du coin repas, qui n’est pas adaptée aux assises encastrées). Des éléments qui ne font pas sens ensemble jonchent l’appartement : un transat en guise de canapé, à côté d’une lampe style Castiglioni, un lave-vaisselle devant la baie vitrée… Quant au voisin du dessus, il connaît un intérieur beaucoup plus radical car constitué uniquement de cartons de déménagement.
Les décors de ce film expriment également les différences de classe sociale. Suite à un appel radio de la police, l’inspecteur est amené à se rendre dans une maison bourgeoise pour constater les faits. La vue de cette maison le déstabilise fortement. Il cherche à tout prix à partir, mais Alphonse l’en dissuade. Dès la scène de l’entrée dans l’hôtel particulier, Bertrand Blier veut nous faire comprendre le jeu de pouvoir entre les personnages. Une entrée en double hauteur permet de placer la caméra tantôt en haut des escaliers, pour avoir une vue en plongée sur les visiteurs et à l’inverse en bas des escaliers, pour avoir une vue en contre-plongée sur l’hôte. Ainsi, le spectateur comprend clairement que l’inspecteur perd son charisme et sa confiance jusqu’ici inébranlable. Ce sentiment d’invités indésirables est affirmé lorsque la totalité de l’audience se retourne à leur entrée. Ils se sentent dévisagés. Enfin, ils sont conviés à entrer dans une chambre à l’écart. L’inspecteur est intimé à s’asseoir dans le lit. Un lit aux proportions étranges. Le personnage semble minuscule par rapport au mobilier, renforçant son égarement. Ce jeu d’échelle l’isole d’autant plus dans la pièce.
La cinématographie de Blier a souvent été jugé davantage portée sur les dialogues que les mouvements de caméra. Cette tendance peut s’expliquer par son héritage paternel. Son père a longtemps été associé au dialoguiste Michel Audiard. Ce dernier fut très prolifique dans les comédies françaises des années 60 et 70. Leur travail se traduit par un maniement de la langue française très rythmé, oscillant entre vocabulaire populaire et soutenu (5). En effet, Bertrand Blier concède ne pas être porté sur les plans époustouflants du cinéma mais davantage sur des histoires originales. Le réalisateur se rapporte lui-même à l’oeuvre de Luis Bunuel, réputé pour ses films surréalistes, teintés de satire sociale (4). Au cours de ce film, nous pouvons noter que le décalage constant ne passe pas uniquement par les décors, mais également par les interactions entre personnages. Les émotions et la sociabilité ne paraissent pas familières à ce que l’on connaît. Prenons exemple d’un échange en particulier.
Suite à l’identification du corps de sa femme, Alphonse rencontre un homme qui toque à la porte de son appartement. Il l’invite à souper. Peu de temps après, un nouveau coup de sonnette. Son voisin, l’inspecteur de police, se présente accompagné d’une bouteille de vin. Alphonse le laisse rentrer et procède aux présentations :
Alphonse : - Je vous présente l’assassin de ma femme.
* Bruit de débouchage de la bouteille de vin *
L’inspecteur, en tendant la main au troisième homme, impassible : - Très heureux.
En seulement deux répliques, le scénario ébranle totalement nos repères de bienséance. Déjà, comment est-il possible de présenter un tel criminel à une connaissance ? Comment est-il possible de ne pas éprouver de la vengeance, de la rage envers lui, mais au contraire de lui proposer de manger en sa compagnie ? Dans un second temps, il paraît totalement improbable qu’un représentant de l’ordre ne se sente pas plus concerné par une telle allégation. Il ne semble même pas surpris par cette rencontre. Bien au contraire, il s’exprime comme étant enchanté et cordial. Ce personnage d’un certain âge, a beaucoup d’expérience dans la police. Son travail ne le passionne plus. Il ne veut plus en entendre parler en dehors de ses horaires de service. Il semble immunisé à la violence et au morbide. Pour lui, la criminalité n’est qu’une routine, d’une banalité affligeante. En tant que spectateur, ce nouveau décalage entre sujet de la conversation et réaction des personnages interpèle. Les notions de bien et de mal ne paraissent plus au goût du jour. Chacun semble être un produit de ce dérèglement sociétal. Un inspecteur désabusé, un criminel victime de ses pulsions, un médecin sans éthique… En somme, Alphonse paraît comme le plus humain des personnages. En effet, il est le seul à éprouver des regrets et à se questionner suite à la victime du couloir de métro. Le fait d’être le seul personnage dont on connaît le nom est peut-être aussi un moyen de l’humaniser à nos yeux.
La place de la femme dans ce film est en premier lieu celui de la victime, puisqu’elles vont toutes subir des agressions et en succomber. Cependant, le dénouement connaît un revirement de situation. Une jeune femme rencontrée inopinément à la fin du film va boucler la boucle du scénario, à la grande surprise du spectateur comme d’Alphonse. Elle met fin à la spirale infernale des trois hommes. D’abord, silencieuse et spectatrice de l’angoisse d’Alphonse et de l’inspecteur, elle n’interviendra quand dernier lieu pour rendre finalement justice. Elle cède tout autant à la violence que ces homologues masculins. Néanmoins, elle prend le temps de planifier ses actions et de jauger la situation avant d’agir. Elle ne paraît pas comme victime de ses pulsions contrairement à eux.
Pour conclure, Buffet froid est un film déstabilisant. Le spectateur se sent mal à l’aise, sans réellement savoir pour quelles raisons. Que ce soit les propos cyniques des personnages, leurs actions immorales, les environnements sordides dans lesquels ils évoluent, tout cela paraît être proche de la réalité sans trop l’être. Exempté de repères, l’humain ne sait pourquoi il vit, mis à part pour mourir. Sans objectif, il se pose des questions de plus en plus obscènes et cède à ses intentions.
Sources
Images issues du film Buffet froid, de Bertrand Blier (1979)
(1) Website : Wikipédia - « Bertrand Blier » (consulté le 26/11/2021) < https://fr.wikipedia.org/wiki/Bertrand_Blier >
(2) Website : L2TC.com - « Buffet froid » (consulté le 26/11/2021) < https://www.l2tc.com/cherche.php?titre=Buffet+froid&exact=oui&annee=1979 >
(3) Video : Youtube - « Blier, Depardieu, Carmet: "Buffet Froid" | Archive INA » (consulté le 26/11/2021) < https://www.youtube.com/watch?v=OoG6B5A36PI >
(4) Podcast : Première - « « Buffet froid » raconté par Bertrand Blier » (consulté le 26/11/2021) < https://www.premiere.fr/Cinema/News-Cinema/Buffet-Froid-raconte-par-Bertrand-Blier >
(5) Video : YouTube - « Comment écrire une réplique culte ? », Calmos (consulté le 26/11/2021) < https://www.youtube.com/watch?v=4ZQHuKweuNM >
(6) Website : Culturaddict - « Film Culte: Buffet Froid, critique noire et cinglante d’une société décadente (Note: 5/5) » (consulté le 26/11/2021) < http://culturaddict.com/buffet-froid-critique-noire-cinglante-dune-societe-decadente/ >