#5 La déflagration

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1981, San Remo, Italie. Le crépuscule pointe à peine. Les routes sinueuses de la vallée sont plongées dans la pénombre. L’habituel calme rural est perturbé par des lumières agitées. Des silhouettes grouillent autour d’une flopée de véhicules. Des nuages de vapeur d’eau s’élèvent au-dessus de leurs têtes, en raison de la fraîcheur matinale. Le vrombissement des moteurs se fond dans le paysage. Mais l’un d’entre eux se détache. Reconnaissable d’entre tous. Celui de la voiture n°2. Au volant, une femme aux cheveux bouclés bruns enfile ses gants. Son regard perçant fixe la route au-delà des faisceaux lumineux de ses phares. Ce n’est pas pour rien qu’on la surnomme le « volcan noir », même si elle ne l’approuve que très peu.  Sa copilote s’installe à son tour dans la voiture de course. Une tape d’encouragement sur le casque. Recueillie dans sa bulle de concentration, elle débraye doucement et avance religieusement vers le départ de la première étape. Les roues avant frôlent la bande blanche au sol. Un silence épais règne dans l’habitacle. Le moteur ronronne. Le drapeau tombe. La pédale de l’accélérateur cède. L’aiguille du compte-tour s’affole. Elles ne le savent pas encore, mais ce sera leur première victoire en championnat du monde des rallyes.

Michèle Mouton et Patrizia Pons fêtent leur victoire au Rallye de San Remo, 1981 / via Wikipédia

Une discipline

Tout d’abord, le rallye automobile, c’est quoi ? À la base, c’est une discipline « accessible », du moins plus accessible que de concourir en F1 par exemple. Il suffit de prendre une voiture de série, c’est-à-dire homologuée pour rouler sur route, et de la préparer pour la course. Un peu comme ton voisin Kevin, qui bricole sa 205 pour mettre un V12 à l’intérieur. Mais le plus fascinant reste la diversité des épreuves. Un championnat se déroule en plusieurs courses qui ont chacune leurs spécificités. On retrouve tantôt de l’asphalte et de la terre. Et puis, il y a les conditions météo comme la pluie, la neige, ou encore la chaleur. Ces paramètres changent bien entendu la perception de la conduite. Enfin, les tracés en eux-mêmes ont leur importance. Chaque course du calendrier du championnat du monde est reconnue pour des caractéristiques propres. Le rallye de Finlande est connu pour nombre de bosses qui font décoller les voitures. Pour l’anecdote, certains pilotes très performants dans ce type de parcours étaient surnommés « les Finlandais volants », tellement leurs voitures prenaient les bosses pour des tremplins. Le rallye de Monte-Carlo donne le tournis avec ses interminables séries de virages. Le rallye de Côte d’Ivoire réduit la visibilité des pilotes avec ses épais nuages de poussières. Dernière difficulté, vous pouvez autant rouler de nuit que de jour… En gros, en tant que pilote vous devez savoir rouler dans, à peu près, toutes les conditions possibles et avoir beaucoup de courage aussi…

« Je préfère les routes sans visibilité. Parce que pour moi, le rallye est avoir une voiture, de conduire et ne pas savoir où aller. Et simplement d’essayer d’être le premier. » - Michèle Mouton (1)

Bon je rectifie, c’est peut-être plutôt de l’inconscience que du courage…

Rallye de San Remo, 1981 / via Twitter

Historiquement, la discipline est d’abord exercée par une classe aisée, cherchant à assouvir ses envies de vitesse, dans les années 50. Peu à peu, les constructeurs automobiles s’intéressent aux évènements. Que ce soit pour l’amour de la mécanique, l’esprit de compétition ou encore un coup marketing en vue de promouvoir leurs modèles de série, de nombreuses marques s’engagent en course (2). Les années passent et des catégories s’organisent. Chacune se voit décerner une lettre. La plus mythique d’entre elles reste la B. Cette catégorie est considérée comme l’âge d’or du rallye.

Vidéo hommage du Groupe B (4 min) / via Youtube

Une catégorie

Donc, nous sommes au début des années 80. Le groupe B se crée. Il faut faire un règlement, qui sera assez souple, de manière à encourager le plus de constructeurs automobiles à participer. Quelles sont les contraintes principales de ce règlement ? Tout d’abord, il faut prouver que la voiture qui va concourir est bel et bien de série, c’est-à-dire que monsieur et madame tout-le-monde peuvent l’acheter chez leur concessionnaire. Ainsi, la fédération exige de voir une production minimum de 400 véhicules destinés à la vente. D’autre part, elle exige non pas d’une puissance maximale autorisée, mais d’un ratio entre poids et puissance (3). Cela signifie que plus la voiture est lourde, plus vous pouvez mettre de puissance. En somme, un règlement assez léger, qui ne pourra être révisé pour une période de 5 ans. Oui, pendant 5 ans, tout sera permis. Finalement, le jeu pour les constructeurs sera de reprendre le règlement et d’en étudier les zones grises pour peaufiner leur stratégie.

Audi Quattro S1 (1982) / via Pinterest

Une voiture

Le groupe B est donc désormais bel et bien en place. Chaque constructeur va maintenant développer sa propre technologie. Le rallye automobile va devenir un véritable laboratoire expérimental. Ils vont tester leurs nouvelles découvertes sur route et les faire valider par la fédération. Côté français, nous avons Renault et Peugeot avec leur technologie Turbo qui seront validées. Et puis, Audi va réussir à faire entrer au règlement la possibilité d’avoir quatre roues motrices sur ses véhicules. Personne n’y croit vraiment. À l’époque, elles étaient réservées aux engins agricoles ou aux camions. Mais bon pourquoi pas. Spoiler: ça marche pas mal du tout cette histoire de quatre roues motrices.

L’année 1983 s’annonce comme le début d’une grande rivalité entre les Italiens de Lancia et les Allemands d’Audi. Lancia a déjà fait ses preuves auparavant avec la Stratos Corsa, dans les années 70. Ils proposent une nouvelle voiture avec la Delta S3. Une voiture efficace mais classique dans sa conception, puisqu’elle est à propulsion, c’est-à-dire que seules les deux roues arrières sont motrices. Ce qui était coutume jusqu’ici. Les nouveaux venus d’Audi intronisent la Quattro S1. Sur le papier, Audi était fortement avantagé par ses quatre roues motrices qui lui confèrent beaucoup plus d’adhérence sur la terre, la neige, ou encore la pluie. Et pourtant, ils vont perdre face à Lancia qui ont été beaucoup plus malins, pour ne pas dire mauvais joueur. Ils vont enchaîner les filouteries pour gagner. Les règles sont faites pour être contournées, non ? Et bien, Lancia a très bien intégré cela.

Vous vous souvenez que le règlement exige 400 voitures de série produites pour pouvoir valider le modèle en version rallye ? Des employés de la fédération étaient donc chargés de se rendre auprès des usines et de constater le nombre de véhicules. Oui, ils étaient payés pour aller sur un parking et compter des voitures. Un jour, les experts de la fédération se présentent chez Lancia pour procéder à cette démarche. Dans un premier parking, ils dénombrent 200 véhicules. Mais celui-ci est plein et le reste des voitures se trouvent apparemment de l’autre côté de la ville. Et puis, il est déjà midi. Ils se rendent donc au restaurant et mangent copieusement. Tellement, copieusement que le déjeuner s’éternise. Finalement, ils sont menés au second parking et constate la deuxième partie des véhicules. Ils repartent persuadés d’avoir rempli leur devoir. Sauf que du côté constructeur, la pause déjeuner leur a permis de déplacer l’entièreté des voitures du parking A au parking B. Seulement 200 véhicules ont donc été produits sur les 400 demandées (4). C’est cocasse. Et c’est de très loin la seule magouille constatée en Groupe B.

Lancia Delta S3

Côté sécurité, un arceau métallique est exigé pour parer les pilotes et co-pilotes en cas de tonneaux du véhicule. C’est comme une cage en métal, qui évite que la voiture ne se fracasse si elle se retourne sur le toit. Il s’agit d’un dispositif de sécurité très important en cas d’accident. Sauf que cela pèse lourd, ce qui n’aide pas à faire aller l’engin plus vite. Pas grave, on le fait en tube d’acier (moins de matière car l’intérieur est creux) ou mieux, en carton. On le peint joliment et on y voit que du feu.

Autre exemple, à l’occasion du Rallye Monte-Carlo, la route est enneigée. Coup dur pour Lancia, qui sait que sa voiture n’est pas adaptée à ce genre de conditions, contrairement à Audi. Ils vont donc parler à la commune, en mettant en avant le problème de sécurité pour les spectateurs et les véhicules. Ni une ni deux, la commune se charge de déneiger la route la veille de l’épreuve. La belle manigance. Bon, un petit dernier pour la route. Au cours du rallye San Remo, les nuages de poussières sont incessants et brouillent la vision des pilotes. Chaque voiture part à un même temps d’intervalle, l’une de l’autre. La voiture précédente part en trombe. La suivante s’avance sur la ligne et attend son tour. Cependant, la poussière n’a pas le temps de retomber entre chaque passage. Pour éviter de se faire aveugler, l’un des passagers de la voiture prétexte un harnais mal attaché ou des gants non enfilés pour gagner du temps. La voiture n’est pas autorisée à partir tant que ces conditions ne sont pas remplies donc le départ est retardé (4). Voici donc quelques exemples de l’ingéniosité des équipes dans l’art de détourner les règles.

Comme nous l’avons évoqué plus tôt toutes ces manigances permettront à Lancia de tout de même gagner face à la supériorité technique d’Audi. Mais Audi ne se laisse pas abattre.

Michèle Mouton et Fabrizia Pons au volant de l’Audi Quattro / © Getty images

Un pilote

Donc, nous avons un constructeur efficace avec une voiture performante, l’Audi Quattro. Performante certes, mais technique à conduire. Il faut donc des pilotes qui seront capables de la dompter sans avoir froid aux yeux. Ils procèdent à une sélection. Ils choisissent un Finlandais Hannu Mikkola. Et puis, on leur conseille une Française. Elle s’appelle Michèle Mouton. Ça fait quelque temps qu’on entend parler d’elle. En ce moment, elle a un contrat avec Porsche. Il paraît qu’elle vient d’un petit village d’horticulteur dans le sud de la France, Grasse. Apparemment, quand elle était jeune son père a remarqué qu’elle se débrouillait pas mal derrière un volant. Il lui a acheté une voiture et lui a laissé un an pour faire ses preuves. Et il faut bien avouer qu’elle les a faites… Championne de France, d’Europe dans plusieurs catégories jusqu’ici.

Nous sommes donc en 1981 et Michèle Mouton porte désormais le logo d’Audi. Cette année-là, elle gagne aux côtés de sa co-pilote, Patrizia Ponz, le rallye de San Remo. Ce sont les seules femmes au monde à obtenir une victoire à un tel niveau en rallye automobile à ce jour. Une première saison qui s’apparente davantage à un tour de chauffe, car l’année suivante elle se montrera plus compétitive que jamais. Déterminées à ne pas être reléguées au sort d’un Poulidor, Michèle et Patrizia vont rapidement concurrencer les grands favoris du groupe B. Elles remportent trois manches du championnat cette année-là : le rallye du Portugal, le rallye de l'Acropole (Grèce) et du Brésil (5). Finalement, le rallye de Côte d’Ivoire se révèle comme leur dernier vrai obstacle face à la victoire du Championnat du Monde.

Michèle Mouton et Patrizia Pons au rallye de Côte d’Ivoire 1982

Au début de l’épreuve, tout se déroule pour le mieux. Elles conduisent avec près d’1 heure 20 d’avance face à leur rival Walter Röhrl. Malheureusement, cette précieuse avance sera perdue suite à un problème mécanique qui mettra du temps à être réparé. Au moment de repartir, le temps qui sépare les deux concurrents est infime et la météo n’est plus clémente. Elle arrivera deuxième à cette épreuve. Plus tard, le public apprendra que Michèle a appris le décès de son père quelques heures avant la course. “Je pense que mon père a réalisé son rêve à travers moi.” (7) Elle sera sacrée vice-championne du monde en cette fin de saison 1982 (6). Dans la suite de sa carrière, elle continuera de participer aux championnats du monde. Elle réussira également un tour de force en battant le record de vitesse à Pikes Peak en 1985, toujours au volant de l’Audi Quattro.

Finalement, le Groupe B s’éteindra au bout de 5 ans d’existence. Cette catégorie hors limite a crée plusieurs accidents graves tant dans l’habitacle qu’auprès du public. En effet, les spectateurs s’étaient pris au jeu de se mettre sur la route et de se retirer au dernier moment du passage d’une voiture. Pas besoin de vous expliquer pourquoi ce n’est pas très malin. Suite à la disparition du Groupe B, un nouvelle catégorie avec son règlement aux normes plus strictes sera mis en place.

Un public peu frileux au Rallye de San Remo 1981

En 2010, Michèle Mouton sera ensuite directrice du WRC (World rallye Championship). Elle va notamment s’engager activement dans le suivi des jeunes filles dans le sport automobile, suite à sa nomination en tant que Présidente de la Women and Motor Sport Commission (WMC) (5). Son statut de femme prenait parfois le pas sur ses compétences en tant que pilote dans un sport majoritairement masculin. Que ce soit de la part des journalistes ou de ses concurrents, les remarques sexistes ne sont pas toujours loin.

« Évidemment, au début, on ne m'a pas prise au sérieux. Il n'est jamais agréable pour un homme de se faire battre par une femme, mais personne n'aime perdre, que ce soit contre un homme ou contre une femme. Il y a aussi la vérité du chronomètre. En rallye, tous les pilotes partent à égalité, et à un certain niveau les gens sont intelligents. » (7)

Aujourd’hui, sa mission est d’encourager les jeunes femmes à s’investir dans le sport automobile, que ce soit dans l’ombre ou la lumière de celui-ci. Le but étant de changer les aprioris et de créer des modèles pour les générations à venir, tout comme elle a pu l’être jusqu’à présent.

Michèle Mouton et Patrizia Pons (1982)

Le groupe B s’est imposé comme la catégorie reine du sport automobile. Son mythe n’a d’égal que sa dangerosité, ce qui expliquera que cet âge d’or ne connaîtra sans doute pas d’équivalent. L’équipe qu’ont formée Michèle Mouton et Patrizia Pons font partie des pilotes incontournables de la discipline. Leur parcours singulier mérite d’être mis en avant pour ouvrir la voie à d’autres possibles.

Michèle Mouton et Patrizia Pons au rallye de Côte d’Ivoire 1982

Sources

(1) Vidéo : « Michele Mouton - Wonder Woman » de Dux Drive - via Youtube - mise en ligne le 31/10/2019 <https://www.youtube.com/watch?v=PQHWamVP1Mo>

(2) Site internet : « Rallye automobile », Wikipédia <https://fr.wikipedia.org/wiki/Rallye_automobile> (consulté le 24/05/22)

(3) Vidéo : « Vultech - Le groupe B : Le rallye de la mort » de Vilebrequin - via Youtube - mise en ligne le 10/12/2020 < www.youtube.com/watch?v=6lWblEHsssU>

(4) Vidéo : « Clarkson z'n Favoriete Rally Battle: 1983 Audi Quattro VS. Lancia 037 | Amazon Prime Video NL » de Amazon Prime Video Nederland - via Youtube - mise en ligne le 17/08/20 < www.youtube.com/watch?v=6lo4dGTrzr8 >

(5) Site internet : Page Wikipédia de Michèle Mouton, consulté le 25/10/22 <https://fr.wikipedia.org/wiki/Michèle_Mouton>

(6) Vidéo : « MICHÈLE MOUTON » de Le circuit - via Youtube - mise en ligne le 3/11/21 <www.youtube.com/watch?v=XFfWLEWyjAo>

(7) Article : « Michèle Mouton, la reine du rallye français » de Charles Knappek pour Le Monde - publié le 17/05/11 < https://www.lemonde.fr/week-end/article/2011/06/17/michele-mouton-la-reine-du-rallye-francais_1537282_1477893.html >

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